5.

— Mais… ça a l’air grave ! Ça va ?

— Pas trop, malheureusement…

Gankyû s’appuya au rocher puis s’effondra.

Son pantalon en grosse toile était couvert de boue. Il était déchiré au-dessus du genou, et le tissu autour était détrempé. Shushô avait bien remarqué qu’il s’était tenu la cuisse avant de s’écrouler. Elle s’agenouilla près de lui et se pencha sur sa jambe. La chair était profondément lacérée. Rikô s’approcha.

— Gankyû… dit doucement Shushô.

— Tais-toi. Quand tu parles comme ça, ça me déprime, lâcha-t-il d’une voix rauque.

Il tendit un bras vers son genou, mais il dut arrêter son geste. Il grimaçait. Rikô se tourna vers Shushô.

— Enlève-lui sa jambière et découpe son pantalon, commanda-t-il.

Il courut vers un gros rocher situé à proximité. Shushô retira la protection qui recouvrait le tibia de Gankyû. Elle était déjà lourde de sang. Elle essaya ensuite de retrousser sa jambe de pantalon, mais celle-ci collait tellement à l’os qu’elle n’y arriva pas. Elle tenta de la déchirer. À mains nues, cela semblait impossible. La toile était bien trop résistante.

— Je m’en occupe, dit Rikô, revenu avec les montures.

Il dégaina son épée d’un geste vif et glissa la pointe sous le tissu. Il le fendit en deux jusqu’à mi-cuisse. Shushô ne put s’empêcher de détourner les yeux. Au-dessus du genou, un morceau de chair avait été arraché. Le sang débordait de la plaie comme de l’eau d’un étang.

— Tu peux plier ta jambe ? demanda Rikô.

— Je sais pas. Elle est tout engourdie. Passe-moi une corde et le sac qui est accroché sur le haku… non, sur Seisai. C’est le petit, celui qui est à son cou.

Shushô arrêta Rikô avant qu’il ne se relève, et courut vers les montures. Elle prit une corde parmi les affaires sanglées sur le dos du sûgu, qu’elle jeta à Rikô, et détacha le petit sac de cuir.

Rikô coupa un bout de la corde qu’il noua autour de la cuisse de Gankyû. Celui-ci passa son épée glissée dans son fourreau sous le lien et la vrilla pour le tendre.

— Tu t’en es bien tiré tout à l’heure, dit Gankyû.

— Merci, répondit Rikô en souriant.

Il fronça les sourcils.

Ils avaient d’abord entendu Shushô qui parlait avec un homme. Mais Gankyû n’avait pas tardé à comprendre qu’ils avaient affaire à un ninyô. Ils s’étaient ensuite séparés : l’un s’était approché par-devant, l’autre par-derrière. C’est Rikô, arrivé le premier près de Shushô, qui avait tranché le bras de la créature. Gankyû s’était chargé de l’achever. Rikô avait ensuite vu Gankyû perdre l’équilibre et n’avait pas compris tout de suite que Gankyû avait voulu protéger Shushô des coups de queue que le ninyô lui donnait en se débattant. C’était bien digne d’un shushi ! C’est vrai qu’avec un homme capable d’entrer seul dans la mer Jaune, il fallait s’attendre à tout. Rikô avait été très impressionné par l’habileté au combat de Gankyû. Mais si cette habileté lui avait effectivement permis de protéger Shushô, elle avait aussi été la cause de son malheur.

— Gankyû… Hé ! Ça va ? dit Shushô en revenant, le sac dans les bras.

— Il en faut plus pour tuer un shushi, tu sais.

— Mais…

— Et toi, tu n’es pas blessée ?

— Non, grâce à vous. Mais j’ai vraiment cru que la chance avait fini par m’abandonner. Merci à tous les deux.

Gankyû leva les yeux vers elle en esquissant un sourire.

— Oui, la chance…

— En tout cas, c’est bien la première fois que je te vois utiliser ton épée autrement que pour couper des branches ! T’es plutôt doué, dis donc ! plaisanta Shushô pour détendre l’atmosphère.

Gankyû prit un air étonné. Il tira une gourde en bambou et une pochette en cuir du sac que Shushô lui avait apporté.

— T’es même remonté dans mon estime, tu sais ! continua Shushô.

— Cet honneur me touche. Mais c’est surtout Rikô qu’il faut remercier. S’il ne lui avait pas coupé le bras, tu peux être sûre que ta petite bouche bavarde se serait retrouvée collée au rocher. L’affreux t’aurait définitivement fermé le clapet !

Il versa le contenu de la gourde sur sa blessure. Une grimace déforma son visage. Le liquide sentait l’alcool. Il y répandit ensuite un peu de la cendre qu’il y avait dans la pochette.

— Ah, c’était toi. Merci Rikô. J’aurais pas cru.

— Oui, moi non plus, reprit Gankyû. Je pensais que t’étais seulement riche et doué pour les prises de tête, mais je dois avouer que t’es plutôt habile à l’épée. Lui trancher le bras sans toucher Shushô, fallait le faire !

Rikô se fendit d’un grand sourire.

— Il faut bien que j’aie un peu de mérite à me trouver ici, je n’avais encore servi à rien jusqu’à présent ! Mais heureusement que c’était un ninyô et qu’on t’a entendue parler avec lui. Si c’étaient tes cris qui nous avaient attirés jusqu’ici, on serait probablement arrivés trop tard. Et puis faut dire aussi que tes petits tas de pierres, c’était vraiment une bonne idée. Sans eux, on aurait eu beaucoup de mal à retrouver ta trace.

— Depuis le début, je vous l’ai dit que j’étais une tête, vous voulez jamais me croire ! fit Shushô en rigolant.

Elle se tourna vers Rikô, l’air interrogatif.

— Dis-moi, tu n’as pas l’air d’un militaire, mais tu n’aurais pas été dans l’armée ?

— Ah oui, autrefois, un peu.

— C’est pour ça que tu as un sûgu.

— Que j’avais un sûgu. J’ai échangé Seisai contre le haku.

— Ah bon ? Pourquoi ?

— Parce que j’ai déjà eu pas mal de sûgu dans ma vie mais jamais de haku, j’en rêvais, tu vois…

— T’es un drôle de type, toi…

— Shushô, va chercher l’eau, s’il te plaît, lui demanda Gankyû.

— Oui.

Elle courut vers le sûgu et en revint avec une outre pleine qu’elle donna à Gankyû.

— Rikô, qu’est-ce que tu as dans tes bagages ? demanda Gankyû.

— C’est un gôshi qui me les a préparés, je dois donc avoir à peu près la même chose que toi.

— Bien. Alors, partez maintenant.

— Non ! Gankyû !

C’est Shushô qui avait crié.

— Écoute, continua Gankyû. Ils ont dû renifler l’odeur du sang. Ils vont pas tarder à rappliquer. Et y a assez d’un éclopé comme ça. Je me débrouillerai, vous en faites pas. Rikô, tu peux reprendre le sûgu.

— Arrête tes bêtises ! cria Shushô.

— Je suis très sérieux.

Gankyû appliqua sur sa blessure une pièce de cuir qui dégageait une odeur bizarre et enroula un vieux tissu par-dessus.

Rikô fixa le tout avec un bout de corde en coinçant le fourreau de l’épée.

— Réponds-moi franchement, dit Rikô. Qu’est-ce qui te sera le plus utile, le haku ou le sûgu ?

— Laisse-moi le haku.

— ... D’accord.

— Attendez ! cria Shushô. Qu’est-ce que vous faites ? Il est hors de question qu’on abandonne Gankyû !

— Rassure-toi, va. Si je n’avais aucune chance de m’en tirer sans vous, je ne vous dirais pas de partir. Les Kôshu n’ont pas le goût du sacrifice.

Il prit dans son sac une chose qui ressemblait à un bout d’écorce ou à une racine séchée et se mit à la mâcher.

— Allez ! Partez ! Il vaut mieux que je reste seul, dit-il en mâchonnant.

— Non ! Pas question ! C’est complètement insensé !

— Arrête de crier comme ça. Seisai est tout agité. Les yôma ne doivent pas être loin. Et t’inquiète pas, va. C’est pas si grave. Des blessures comme ça, j’en ai eu d’autres.

Mais même dans l’obscurité de la nuit, Shushô voyait bien que son front et ses joues étaient moites.

Pas grave ? Et cette sueur, alors ?

— Rikô, aide-moi, dit-elle. On va essayer de le faire monter sur le sûgu. Avec Seisai, ce sera plus facile.

Elle s’approcha de Gankyû pour lui prendre le bras, mais il repoussa sa main.

— T’as pas entendu ce que j’ai dit !? Je vous ai dit d’y aller. Je préfère que vous ne soyez pas là. Ça m’arrange. Je tiens pas à perdre ma vie pour vous. Tout seul, je pourrai encore me débrouiller. Donc je vous demande de me laisser et de partir.

Il releva les pans coupés du bas de son pantalon et remit sa jambière.

— Il n’en est pas question ! Je te l’ai déjà dit et je n’aime pas me répéter ! cria Shushô. Alors tu choisis : soit tu viens avec nous, soit c’est moi qui reste ici, et tu devras te coltiner ce fardeau.

— Ni l’un ni l’autre. Rikô, ligote-la et charge-la sur le sûgu.

— Arrête ! Je ne suis pas un paquet !

Au même instant, comme frappées par le cri de Shushô, les deux montures levèrent la tête vers le ciel rempli d’étoiles.

— C’est déjà trop tard, j’ai l’impression, murmura Rikô. Ils arrivent.

Seisai poussa un rugissement, le cou tendu vers la nuit noire.

— Gankyû, je fais quoi ? demanda Rikô.

— Pars avec elle.

— Et toi, Shushô ?

— Je ne partirai pas. Si tu veux y aller, vas-y tout seul.

— D’accord, dit Rikô en souriant. Je combine les deux avis, alors.

Il partit en courant et sauta en selle. Gankyû n’eut même pas le temps de lui lancer une injure, ni Shushô de l’arrêter.

— Tenez bon ! Je vais prévenir les gôshi. Je les ramènerai ici.

Les ailes du destin
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